Rédaction sur Ysengrin
Ysengrin et l'évêque
Renart vient de faire descendre son rival dans le puits au moyen d'une ruse. Voilà maintenant deux heures que le loup se trouve là où Renart l'a attiré...
Ysengrin était trempé jusqu'aux os. L'eau glacé lui traversait le cuir et l'engourdissait, le paralysait et le faisait délirer. Le loup croyait distinguer des ombres. Elles s'agrandissaient, puis disparaissaient, avant de réapparaitre sous différentes formes. Ysengrin les entendaient, dans sa tête, le railler sur son impuissance, et sur le fait qu'il avait été trompé par Renart. Soudain, les « dites » ombres se dissipèrent et laissèrent la place à un autre simulacre, énorme.
L'époux de Dame Hersent crut entendre une voix cassante. Il reconnut immédiatement le timbre de son ennemi lui susurrer à l'oreille : « Alors, mon vieux compère, tu peines à t'extirper de ce pauvre puits ? » D'autres visions surgissaient et montraient Damp Renart et Dame Hersent. La voix continua : « Imagines, mon vieil ami, ce que les moines aux blancs manteaux te feront subir au petit matin : le bâton, le bain marie et … le dépouillement pour vendre ta pauvre pelisse noire à trois sous ! Au revoir, Damp Ysengrin !!! » La voix s'éteignit dans un horrible ricanement et Ysengrin vit sur le mur du puits ses louveteaux battus, son territoire saccagé et mis à feu. Le loup hurla, cria et maudit Renart, la peur avait fait place à la colère :
« Oh, Seigneur, supplia Ysengrin, pouvez-vous m'aider à sortir de ce puits où ce pendard, ce vaurien de goupil m'a attiré ! Que la peste emporte ce charognard de Renart, lui et ses ruses ! Si jamais je croise à nouveau cet animal de malheur, je lui fais avaler ses grenons1, ajouta-il d'une voix fulminante. »
Ysengrin implorait Dieu et vilipendait2 le roux goupil qui l'avait berné, passant d'une humble voix suppliante à une intonation pleine de haine et de rage envers le faux Renart3 .
« Seigneur, enchaînait Ysengrin, s'il vous plait, faites que je ne reste plus de huit heures dans cette eau gelée. » Puis, le loup retombait dans la colère « Tout ça, c'est la faute de ce goupil, une fois sorti je... »
Le hululement d'une chouette vint couper ses jérémiades et rétablir le silence nocturne. Le vieux prédateur prit soudain conscience qu'il était seul dans la nuit et qu'il ne restait que quatre heures avant le lever du soleil et donc des moines aux blancs manteaux.
« Seigneur, murmura-t-il d'une voix implorante et suppliante, je vous en prie, sortez moi d'ici avant le lever du soleil, je vous en supplie ! » Puis de nouveau porté par la fureur puis le délire : « Renart, tu vas me le payer ! Ah non, Dieu, pas le bain marie, non, s'il vous plait, pas le bain marie ! Tu n'auras jamais ma femme, infâme, ignoble créature rousse ! »
Et Ysengrin continuait, continuait sans s'arrêter de supplier Dieu et d'injurier Renart. Il faisait un tel tapage, une telle cacophonie qu'un petit animal curieux fit halte à sa route pour écouter. C'était Pauper le lapin qui passait par là. Il était de fort mauvaise humeur car il n'avait plus rien à se mettre sous la dent. De plus, il était seul depuis qu'Ysengrin avait décimé sa lignée pour nourrir la sienne. Pauper se promenait donc autour de l'abbaye, quand il entendit une voix qui se lamentait. Il se rapprocha du puits et reconnut la voix du bourreau de sa famille. Pauper comprit vite la situation et vit là une occasion de se venger de ce loup de malheur. Le lapin tenait plus de son parent lointain, Renart le goupil, que de son cousin germain, Couart le lièvre. Il décide ainsi de se prendre au jeu. Ses oreilles dressées se joignent et forment mitre, son bâton se fait crosse ; enfin, il se dresse sur ses pattes arrières et sa fourrure devient manteau. Le rayon de la lune projette l'ombre de Pauper sur la paroi du puits et Ysengrin croit voir un évêque.
Pauper, contrefaisant sa voix, se met à parler :
« Qui ose troubler le silence de ce lieu sacré ?
- Ce n'est autre que moi, Damp Ysengrin le loup.
- Mmmhh, et que fais-tu là, dans ce puits, en pleine nuit ?
- Je ne m'y trouve pas de mon plein gré, c'est le faux Renart qui m'a attiré dedans.
- Et qu'as-tu donc fait, pauvre créature pour qu'il t'y pousse ?
- Rien, mentit Ysengrin en prenant une voix d'ange; je me promenais innocemment, quand Renart a surgi d'un arbre et m'a poussé dans ce puits de malheur. J'ai eu beau, une fois dans le puits, le sermonner et lui rappeler que la violence ne menait nulle part... Rien à faire, il m'a abandonné à mon triste sort, termina Ysengrin en souriant de toutes ses dents.
- Je vois à ton sourire et à ton air fat, que tu mens ! Allons, donne moi la véritable version de l' histoire ou je te laisse en compagnie des moines.
- D'accord, d'accord, répondit immédiatement Ysengrin, la peur au ventre, je passais car la faim m'avait attiré vers le poulailler de l'abbaye ...
- Le vol n'a jamais réussi à personne, mais continue.
- Je m'aperçois que la porte est fermée à clef. Je furète alors dans l'espoir d'une poule égarée. Assoiffé, je m'approche près du puits et découvre Renart au fond. Après une confusion des plus lamentables due à mon propre reflet dans l'eau, le goupil m'affirme qu'il est mort et qu'il est au paradis où l'on trouve nourriture à foison. Tout cela n'est qu'une ruse pour me faire descendre dans le puisard, car il y était lui-même tombé et resté coincé. Me voila donc à sa place, piégé à mon tour dans ce sinistre endroit.
- Tu as de la chance, petit, répondit Pauper, je passais justement à l' abbaye voir si les moines faisaient bien leurs bonnes œuvres.
- Monseigneur l'évêque, pourriez-vous me sortir de …
- Attends, réfléchis bien : tu tombes dans ce puits, tu supplies Dieu de t'aider et j'arrive. N'est ce pas le ciel qui m'envoie pour te prévenir ?
- Mais quel mal ai-je fait ?
- Qu'as-tu fait de mal ? Te moques-tu de moi ? Combien de poules, de gélines, de lapins, de richesses, bref, as-tu dérobés ou engloutis, gronda-t-il d'une voix menaçante.
- Beaucoup, mais c'est Renart qui m'incita à agir ainsi.
- Mon fils, ce n'est pas bien de rejeter la faute sur quelqu'un. De plus, as-tu déjà payé la dîme, effectué des corvées ou fait des dons à l' Eglise ?
- Non, car Renart m'avait tout dérobé, argumenta Ysengrin. »
Qui se serait arrêté là aurait été frappé par le ridicule de la situation : Pauper, le tout petit lapin, d'habitude malmené par Ysengrin maîtrisait ce dernier, tétanisé par la peur : la fourmi dominait le géant. De plus, Ysengrin déplaçait systématiquement la faute sur Renart et Pauper la replaçait sur le louvard.
« Et enfin, as-tu été charitable aux pauvres, comme ce petit Pauper que tu as toujours maltraité ?
- Non, mais … »
Le cri du coq coupa la réplique d' Ysengrin. Apeuré, il arrêta de protester et accepta les reproches de l'évêque.
«- Je n'ai rien voulu de tout cela, osa craintivement le loup .
- Cette rencontre est un avertissement. Si tu ne te conduis pas en bon chrétien tu pourrais le regretter, l'avertit Pauper d'une voix grave.
- Mais, protesta le cousin de Renart, sans grand espoir et d'une voix toujours plus défaillante, c'est ce goupil qui m'a détourné du droit chemin
- Ne déplaces pas la faute sur un bouc émissaire, tu as péché, tu dois donc te repentir.
- Que dois-je faire pour être pardonné, chevrota le loup ?
- Tout d'abord, si je te sors d'ici, tu devras déposer au pied du chêne, toutes les dîmes non payés, en plus des dons pécuniaires pour l' Eglise. Puis, tu devras te rendre auprès de tous les pauvres des alentours et leur offrir des victuailles, notamment à ce pauvre Pauper, à qui tu as causé tant de tort, en dévorant toute sa famille. Enfin, tu te conduiras en bonne ouaille et si tu croises Renart, remercie le, car c'est grâce à lui que tu es revenu dans le droit chemin.
- J'accepte, articula Ysengrin. Puis-je quitter ce puits, je commence à prendre racine ?
-
La terreur paralysait Ysengrin. Il n' osait pas regimber4 contre la pénitence, de peur de s'attirer le courroux céleste. Après une longue réflexion, le loup se dit qu'il préférait se repentir que de croupir au fond de ce puits, en attendant de se faire échigner5 par les moines.
- Oui, répondit « Esther », euh non, Pauper, je vais placer les lourdes pierres de l'allée dans le seau. Une fois en haut, tu les remettras en place pour que les moines ne s'aperçoivent pas de ton passage. Je m'en vais, au revoir mon fils. »
Pauper mit les pierres de l'allée dans le seau et détala rapidement pour qu'Ysengrin ne le surprenne. Une fois en haut, Le loup suivit les recommandations de « l'évêque » et s'en retourna chez lui.
Le matin même, Renart trouvait une lettre à l'entrée de son repaire. Il rompit le cachet et lut :
Cher Renart,
Je voulais te communiquer mes remerciements les plus sincères pour m'avoir berné, trompé et laissé croupir au fond d'un puits profond, dans l'espoir que les moines viennent me battre. Grâce à cette épreuve, je suis rentré dans le droit chemin.
À bientôt,
Ysengrin
1 Supplique : Demande, prière instante. Synon. requête, supplication.[TLFI]
2 Récrimination : Reproche amer, protestation virulente. Synon. cris, doléances, revendications.
[TLFI]
3Sommité : Personne éminente dans la hiérarchie sociale ou dans un domaine particulier. Synon. autorité, lumière, notabilité, personnalité. [TLFI]
4 Planter un décor : Mettre en place les différents éléments qui composent un décor. [TLFI]
1 Grenons : Moustaches. (Source : DMF )
2Vilipender : Traiter comme vil ; mépriser, dire du mal de. (Source : Nouveau Larousse illustré, 1958)
3Faux Renart : Renart le fourbe, le menteur. (Source : Français ,Séquence 3 )
4 Regimber : Se montrer récalcitrant, résister inutilement, refuser Synon. protester, résister. (Source : TLFI )
5 Echigner : Se battre violemment.